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Pouvons-nous dédramatiser l’usage des réseaux sociaux par nos ados ? Et même pourquoi pas en considérer les effets positifs ?

C’est là, l’une des plus grandes craintes des parents : internet. Dans cette mer sombre, agitée et inconnue, on imagine le pire, soit son enfant brinquebalé entre cyberharcèlement, estime de soi piétinée, cerveau réduit en bouillie par « les écrans ». Avons-nous tort ? La parentalité nous rend-elle paranos et pessimistes ?

Dans son dernier livre « Nos ados sur les réseaux sociaux, même pas peur » (Canopé), la journaliste Béatrice Kammerer interviewe une vingtaine d’experts, de chercheur·e·s, praticien·ne·s, acteurs et actrices de terrain pour décortiquer et déconstruire les idées reçues.

 Cyberharcèlement, dangers en tous genres, vie amoureuse, complotisme, addiction : la journaliste ne fait l’économie d’aucun des sujets qui nous préoccupent. Résultat ? Un livre étonnamment apaisant et surtout positif. Avec l’aimable autorisation des éditions Canopé, nous reproduisons ici un extrait du livre de la journaliste consacré à la question précise des réseaux sociaux et de leur addiction.

« Osons formuler nos pires craintes : et si les réseaux sociaux avaient fait [des ados] des junkies, prêts à tout pour avoir leur “dose” de like, de commentaires et de vues ?

Quand on lui pose la question, le psychiatre Serge Tisseron ne mâche pas ses mots : “Il n’y a pas d’addiction aux écrans ni aux réseaux sociaux reconnue par les instances internationales, seulement aux jeux vidéo de la part de l’OMS [Organisation mondiale de la santé, NDLR], mais c’est une addiction comportementale très différente d’une addiction à un produit toxique, et en plus une décision qui reste contestée.”

En effet, en médecine, l’addiction a été historiquement introduite pour décrire les conséquences néfastes de la consommation de produits tels que l’alcool, le tabac, les drogues, les médicaments psychotropes, etc. À ce titre, cette pathologie se caractérise, d’une part, par l’existence d’un syndrome de sevrage, dans lequel l’arrêt brutal de la consommation du produit entraîne des troubles physiques inconfortables, voire dangereux pour le patient, et d’autre part, par un risque de rechute, qui ne peut être prévenu que par une abstinence totale du produit à l’origine de l’addiction. Or, ces deux critères ne se retrouvent jamais dans les situations où le comportement compulsif ne vise pas la consommation d’une substance.

Il n’y a donc pas (au sens strict) d’addiction aux jeux d’argent et de hasard, ni à la pornographie, ni au rongeage d’ongles, ni aux jeux vidéo ! Les médecins ne nient pourtant pas que ces activités peuvent parfois devenir si irrépressibles qu’elles en arrivent à perturber la vie des individus, qui s’en retrouvent alors non pas physiquement mais psychologiquement
dépendants, mais ils préfèrent dans ce cas parler de “troubles du comportement” ou d’“usages problématiques”.

Malgré cette précaution lexicale, ces étiquettes restent sujettes à discussion. Ainsi dans le domaine des technologies numériques, seul le gaming disorder ou “trouble du jeu vidéo” est actuellement reconnu par l’OMS et a rejoint, depuis 2019, leur Classification internationale des maladies (CIM-11). Pour être diagnostiqué comme souffrant de ce trouble, avoir un usage intensif des jeux en ligne ne suffit pas, il faut également souffrir d’une forte désocialisation, observée sur un minimum de douze mois. Serge Tisseron se veut rassurant :

« Si l’ado a des amis, s’il va à l’école sans problème, la question du trouble ne se pose tout simplement pas !  »

Notons également que les preuves scientifiques à l’appui de ce trouble ont été jugées insuffisantes pour justifier son entrée dans le prestigieux DSM-5, le manuel diagnostique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie, qui reste la référence à l’échelle mondiale.

Ce que les réseaux sociaux font aux jeunes

Mettons de côté les usages compulsifs pour nous demander ce qu’on sait de l’impact psychologique sur les jeunes d’une utilisation régulière des réseaux sociaux ? Sont-ils réellement à l’origine d’une détérioration de leur santé mentale – anxiété, dépression, baisse d’estime de soi, augmentation des troubles du comportement alimentaire –, comme le répètent si souvent les gros titres des journaux ?

Force est de constater que les résultats des études scientifiques les mieux étayées sont bien moins catégoriques… et bien moins pessimistes ! “De plus en plus de recherches menées sur de grands échantillons de population tendent à montrer que le temps d’écran n’est pas une valeur pertinente pour distinguer les jeunes qui vont bien de ceux qui ne vont pas bien”, résume le psychologue Yann Leroux. On en veut pour preuve l’importante méta-analyse réalisée en 2019  par deux chercheurs en psychologie expérimentale de l’université d’Oxford, qui avaient compilé les données relatives à plus de 350 000 adolescents britanniques et américains. Ceux-ci étaient certes parvenus à mettre en évidence un lien statistiquement significatif entre utilisation des technologies numériques et diminution du bien-être… mais si faible qu’il n’expliquait tout au plus que 0,4 % des variations du niveau de bien-être !

Une conclusion que confirme le neuroscientifique Grégoire Borst, pour qui ces données rassurantes ne doivent pas occulter la possibilité de différences entre les individus : “Il est à présent bien établi que, si on analyse les données à l’échelle collective, on ne trouve aucune relation entre le temps passé sur les réseaux sociaux et la santé mentale des adolescents. Néanmoins, on sait que pour des jeunes qui auraient déjà des problématiques d’estime de soi, le fait de fréquenter ces espaces numériques – qui sont des lieux de comparaison sociale – peut parfois renforcer leur image altérée d’eux-mêmes. Il est donc possible que l’absence d’effet global masque le fait que les réseaux sociaux puissent avoir un impact particulier sur certains jeunes, selon le contexte dans lequel ils évoluent ou selon leurs fragilités propres.” Grégoire Borst regrette à ce titre que les plateformes ne mettent pas leurs données pleinement à la disposition de la recherche scientifique, ce qui permettrait d’ouvrir la voie à une évaluation plus précise et plus individualisée des risques et des bénéfices de l’utilisation des réseaux sociaux.

Car si les médias se font souvent l’écho d’un possible effet délétère de ces espaces, ceux-ci pourraient aussi avoir des répercussions positives sur les jeunes. C’est la conclusion à laquelle ont abouti plusieurs études, menées sur des échantillons de population plus réduits, et donc, à considérer avec plus de précaution. On peut par exemple citer une enquête menée en 2022 par une équipe de chercheurs suisses en santé publique , qui a suivi 82 adolescents et adolescentes pendant quarante-cinq jours : leurs conclusions avaient mis en évidence un meilleur niveau de bien-être chez ceux qui rapportaient des fréquences et durées d’utilisation du smartphone plus élevées. Une autre étude, publiée en août 2022 , avait tenté d’analyser sur une centaine d’étudiants l’impact de la restriction de l’utilisation des réseaux sociaux durant plusieurs mois : malgré une réduction à seulement dix minutes par jour des usages de Facebook, Instagram et Snapchat, leurs résultats n’avaient montré aucune variation du niveau de bien-être et des performances académiques. En outre, ces limitations n’avaient pas non plus abouti à une réduction globale du temps passé sur les appareils numériques, les étudiants privés de réseaux s’étant massivement rabattus sur d’autres services de messagerie instantanée comme WhatsApp pour maintenir leurs échanges sociaux.

En définitive, le seul impact négatif des technologies numériques qui fait consensus dans la communauté scientifique est la réduction du temps de sommeil qu’ils peuvent induire. Mais là encore, difficile d’y voir le signe d’une nocivité propre aux réseaux sociaux, estime Grégoire Borst : “Le problème vient d’abord du fait que nous nous connectons souvent avant de nous endormir, ce qui nous maintient en éveil, retarde le moment de l’endormissement et réduit d’autant notre durée de sommeil.” Un phénomène d’autant plus marquant au moment de l’adolescence : “A cause des modifications de l’horloge interne propres à cet âge de la vie, les jeunes ressentent moins clairement qu’ils sont fatigués, ce qui handicape leurs capacités d’autorégulation et peut les pousser à négliger leurs besoins vitaux. Éduquer à un usage raisonné des outils numériques passe donc aussi par les sensibiliser au fonctionnement de leur corps.”

Savoir repérer les signes d’appel

Quoi qu’il en soit, pour les parents et les éducateurs, le plus important n’est finalement pas de savoir quelle étiquette médicale est la plus rigoureuse pour décrire les effets nocifs des réseaux sociaux, ou dans quelle proportion ces difficultés se retrouvent dans la population générale. Ce qui compte pour eux au quotidien, c’est de ne pas passer à côté d’un jeune en souffrance. Mais comment savoir quand il est nécessaire de s’inquiéter ?

Dans le cabinet de la psychologue Vanessa Lalo, spécialiste des pratiques numériques, les motifs de consultation se suivent et se ressemblent : “Presque toujours, ce sont les parents qui me contactent, car ils trouvent que leur ado passe trop de temps en ligne. Ils n’arrivent plus à gérer la situation et ont peur qu’il décroche de l’école, ou qu’il rate sa vie.” Même s’il saute facilement aux yeux, l’excès de consommation est pourtant rarement un critère d’alerte pertinent, explique la thérapeute :

Dans 90 % des cas, l’ado va très bien et son usage des outils numériques n’a rien de pathologique. Mon rôle consiste simplement à aider les parents – qui sont les plus en souffrance ! – en dédramatisant la situation, en leur montrant que leur enfant est un ado ordinaire qui, comme tous les ados ordinaires, cherche les meilleurs moyens de faire ce qu’il adore, à savoir papoter et jouer pendant des heures avec ses copains. Parallèlement, je les aide à renforcer leurs compétences parentales et leur pouvoir d’agir pour établir un cadre d’utilisation cohérent.”

Qu’en est-il des 10 % des cas où l’inquiétude parentale est justifiée ? “En général, il s’agit de jeunes souffrant de troubles psychologiques non diagnostiqués – dépression, phobie scolaire ou troubles anxieux généralisés – qui investissent les réseaux sociaux parce que ces espaces leur permettent de s’évader, de soulager leurs angoisses ou d’oublier leurs difficultés. Les parents pensent le numérique responsable du mal-être de leurs enfants, alors qu’en réalité, c’est souvent la béquille qui leur a permis de tenir jusque-là…”

Dès lors, quels critères méritent de nous alerter ? Vanessa Lalo rappelle les signes d’appel généraux, communs à toutes les situations de souffrance psychique de l’enfant et de l’adolescent, que sont la perte d’appétit ou de sommeil, l’effondrement des résultats scolaires, ou l’évitement des relations interpersonnelles. Mais attention à ne pas surinterpréter la moindre difficulté : “Il est tout à fait normal qu’un ado traîne les pieds pour passer à table, rechigne à partager des activités avec ses parents, ou cherche à contourner les règles, c’est même le propre de l’adolescence que de vouloir s’autonomiser et piétiner les valeurs parentales !” souligne la thérapeute. Pour éviter tout malentendu, le psychologue Yann Leroux conseille aux parents de s’intéresser en premier lieu au vécu de leur enfant :

“A partir du moment où l’utilisation des réseaux sociaux est associée à plus de déplaisir que de plaisir, qu’il en sort encore plus énervé qu’au moment où il s’est connecté, que poster un message devient une question de vie ou de mort, c’est qu’il y a un souci et que le jeune tente d’utiliser ces espaces pour contourner des problèmes qu’il n’arrive plus à surmonter par ailleurs.” »

Source : L’Observateur

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