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Coronavirus : la protection de l’enfance au bord de l’implosion

Le confinement instauré pour enrayer l’épidémie de Covid-19 représente un danger supplémentaire pour les 350 000 jeunes qui font l’objet d’une mesure de protection de l’enfance en France, dont la moitié en foyers ou en famille d’accueil. Les professionnels du secteur font au mieux pour parer à l’urgence et au quotidien. Témoignages.

“On ne fait plus de travail de fond. On se contente de gérer le quotidien et le scolaire avec les moyens du bord”, alerte Laura*, éducatrice spécialisée dans la protection de l’enfance en Île-de-France, interrogée par France 24. Dans la Mecs (Maison d’enfants à caractère social) où elle est en poste, le confinement mis en place le 17 mars pour enrayer la propagation du Covid-19 sur le territoire français a bouleversé le quotidien.

D’ordinaire, Laura accompagne une soixantaine d’enfants. Intervenant sur les temps où ils se trouvent dans la structure, elle les aide à gérer leur quotidien, leur scolarité et leur situation familiale. La fermeture des écoles l’a amenée à renoncer partiellement à son rôle initial pour donner un coup de main sur l’accompagnement scolaire et l’animation.

“Notre direction avait beaucoup communiqué en amont sur le sujet, souligne-t-elle. Elle nous a fourni des explications sur le coronavirus, les démarche à suivre, les gestes barrières à mettre en place. La direction avait anticipé une modification des plannings à cause des fermetures d’écoles. On a aussi du gel et quelques masques”, raconte Laura.

“C’est pas grave, c’est une petite grippe”

Son mari Guillaume*, éducateur spécialisé dans une autre structure, n’a pas eu cette chance.

“Ce qui est clair, c’est qu’il n’y a eu aucun travail avec les équipes de terrain en amont. Ils nous ont imposé des décisions : on nous a demandé d’être au contact avec tous les enfants alors qu’eux pouvaient être porteurs sains. Il n’y avait aucune réflexion sur notre mise en danger, sur le respect des gestes barrières”, énumère-t-il, questionné par France 24. “On a eu quelques altercations assez violentes avec nos cadres sur le sujet. On voulait bien travailler, mais pas à n’importe quel prix. Eux ne prenaient pas la mesure. Il y avait un côté : ‘C’est pas grave, c’est une petite grippe’.”

“On ne se projette que sur les quinze jours de confinement annoncé [jusqu’au 15 avril, NDLR]”, complète sa collègue Camille*, également éducatrice spécialisée, interrogée par France 24. “On sait que ça durera plus longtemps mais nos projections s’arrêtent à cette date-là.”

Les deux collègues accordent cependant un bon point à leur encadrement qui a su se démener pour les équiper en gel et en masques, sans attendre de dotation officielle.

“Nous ne disposons pas de stocks et on n’est pas en mesure de mettre en place quelque chose qui sera parfait sur le plan sanitaire”, note toutefois Camille. “Avec le beau temps, on arrive à faire un maximum de choses à l’extérieur dans le jardin pour minimiser les risques. Mais s’il y a une urgence, on se précipite vers le pavillon concerné sans forcément penser à mettre un masque. Ce serait aussi impossible de changer de gants à chaque contact…”

“C’est stressant de travailler. On peut être vecteur, on peut contaminer les enfants, on peut contaminer nos collègues, on peut ramener le virus à la maison”, s’inquiète-t-elle.

Des enfants qui vivent plutôt bien le confinement

Les deux éducateurs spécialisés travaillent dans un village d’enfants placés : 51 jeunes répartis dans onze pavillons par groupe de cinq. Chaque groupe est pris en charge par une assistante sociale et une autre assistante familiale, tandis que les éducateurs assurent en temps normal le suivi individuel des enfants.

“Nous faisons un maximum de pédagogie pour les gestes barrières. On explique aux enfants que ce n’est plus possible de venir faire un câlin. Les plus grands comprennent plus facilement mais les plus petits ont du mal”, explique Camille.

“On essaie de prendre les choses avec humour mais sans trop en faire car sinon les enfants ne réalisent pas ce qu’il se passe”, ajoute Guillaume.

Début avril, Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et lui-même ancien enfant placé s’inquiétait dans une interview à l’AFP que la situation ne génère “encore plus de violence dans les foyers”. En effet, le confinement aggrave les dérives au sein des populations vulnérables.

Marie*, psychologue au sein du même village d’enfants placés que Guillaume et Camille, a les mêmes inquiétudes. En temps normal, elle effectue un suivi psychologique des enfants en les aidant à travailler sur leur histoire familiale, et aiguille les éducateurs pour aider les enfants. Elle se rappelle ses inquiétudes au moment de l’annonce du confinement.

“On avait peur que le confinement impacte les enfants, notamment en raison de l’absence quasi-totale de contacts avec les parents.On avait aussi peur que cela exacerbe les tensions entre les enfants”, explique-t-elle à France 24.

À sa grande surprise, les enfants semblent pour le moment bien réagir au confinement, bien aidés par les conditions d’accueil de la structure et son vaste espace en plein air.

“C’est intéressant pour moi de voir comment ils évoluent coupés de tout contexte familial. Ce genre de conditions n’existe pas d’habitude. Ils le vivent plutôt bien. Ils ne questionnent pas sur leurs parents, très peu d’entre eux demandent à les appeler. Et pour ceux qui étaient les plus perturbés, ils font moins de crise en ce moment”, note la praticienne, qui a tout de même dû adapter ses pratiques en effectuant désormais ses entretiens en portant un masque, et dans la mesure du possible, en plein air.

“Les enfants comprennent que c’est pour leur protection”, confirme Camille. “Il y en a pour qui c’est plus compliqué car ça a changé totalement le rythme quotidien, leur heure de lever, le fait d’aller à l’école. C’est complexe de ne pas savoir quand ça se terminera. C’est dur de ne plus avoir de liens avec leurs copains. Notre inquiétude se situait aussi au niveau des accueillants. Le personnel est fatigué et s’inquiète pour sa propre tension. Cela tend la situation et risque de déteindre sur les enfants”, explique Marie. “Mais dans la majorité des cas, les accueillants profitent de cette situation exceptionnelle pour créer plus de liens avec les enfants, avec des ateliers ou des animations qu’ils n’ont pas le temps de faire en temps normal. Le vrai souci c’est au niveau de la scolarité. Ils vont avoir beaucoup de retard à ce niveau-là”, s’inquiète la psychologue.

Une continuité pédagogique impossible à mettre en place 

C’est la grosse inquiétude des éducateurs spécialisés : que le confinement conduise à une rupture dans la scolarité des enfants. La continuité pédagogique tient du casse-tête. Les enfants sont censés suivre leurs cours grâce aux documents mis en ligne par leur école ou plus largement par l’éducation nationale. Pour ceux qui sont en foyer, le travail est réalisé avec les éducateurs, qui ne sont pas des professeurs.

“On ne s’improvise pas professeur. Par exemple, Je ne suis pas capable d’expliquer une division à virgule à un enfant. On fait donc de notre mieux mais c’est compliqué”, explique Guillaume, du village d’enfants.

“On nous demande de gérer une journée de classe. Avec un seul enfant, ce serait envisageable, mais dans ma maison d’accueil, on s’occupe de dix enfants, de dix niveaux différents”, note Laura.

L’autre limitation est lié au matériel. Dans le village d’enfants de Guillaume et Camille, on dispose d’un seul ordinateur pour cinq élèves. Dans la Mecs de Laura, c’est encore pire : il y a souvent un seul dispositif pour dix personnes.

“Nous ne sommes tout simplement pas en capacité de mettre en place tout ce que le suivi pédagogique nécessiterait. On ne peut pas laisser un seul enfant suivre ses cours de 8 h à 17 h sans interruption sur un ordinateur au détriment des autres”, explique Camille.

Les éducateurs spécialisés cherchent donc des solutions, souvent en lien avec les établissements scolaires, entre prêts de matériel ou impression des cours et devoirs.

“Une de nos enfants au lycée a réussi à se faire prêter une tablette. On est très en lien avec les professeurs. Cependant, on est obligé de tout gérer au cas par cas, ce qui prend un temps considérable”, note Laura, de la Mecs. “Et que ce soit mon mari ou moi, on a la chance de travailler avec des enfants qui sont globalement stabilisés et qui sont avec nous dans la durée. La situation doit être tout autre dans les foyers d’urgence : j’ai des échos de multiplication de fugues…”

Un secteur “au bord de l’implosion”

“On n’est pas naïfs, on travaille et milite dans un système, celui de la protection de l’enfance qui, toute l’année, est déjà au bord de l’implosion”, alertait dès début avril Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE).

Face au confinement qui “aggrave ou met davantage en lumière les problématiques inhérentes à la protection de l’enfance”, il a lancé fin mars une plateforme pour recueillir les témoignages des travailleurs sociaux, des jeunes placés et des familles d’accueil qui subissent cette situation inédite.

Le manque d’effectifs y est pointé comme le problème principal, qui “s’aggrave dans les foyers, avec une incidence directe sur leur capacité à assurer leur mission première : protéger l’enfant et garantir sa sécurité”.

“Dès le début du confinement, il y a eu une série d’arrêts maladie. On a été obligé de tourner avec 50 % de nos effectifs habituels”, raconte Guillaume. “Au début, on voulait se répartir 10 enfants chacun pour éviter la multiplication des contacts, on a dû se rendre à l’évidence qu’on ne pourrait pas.”

“Dans l’idéal, il faudrait être en sureffectif dans cette situation”, plaide sa collègue Camille. “Or là, on est en effectif minimum, voire en sous-effectif avec les arrêts maladie…”

Tous les professionnels interrogés s’inquiètent également du manque de reconnaissance envers leur métier et de la parole inexistante d’Adrien Taquet, secrétaire d’État en charge de la protection de l’enfance.

“On se focalise sur les soignants qui sont certes indispensables aujourd’hui, mais on ne pense pas au reste et notamment à ces enfants. On a besoin d’une meilleure communication sur les moyens à mettre en place”, plaide Camille, du village d’enfants.

Fin mars, le Conseil des ministres a adopté 25 ordonnances dans le cadre de l’urgence sanitaire, dont une introduisant des “adaptations” aux règles d’organisation et de fonctionnement habituelles des établissements accueillant les enfants placés. Le texte pose également la possibilité d’un taux d’occupation de 120 %.

Ceux qui sont en dehors des foyers, l’angle mort

En vue du confinement, les centres d’accueil ont été appelés à renvoyer chez eux le maximum d’enfants dont la situation familiale le permettait. Un appel assez perturbant pour les personnels encadrants.

“Nous travaillons dans le domaine de la protection de l’enfance et nous occupons d’enfants placés par mesure judiciaire. Ces enfants sont placés pour les protéger d’une cellule familiale toxique et, en situation de crise, on veut les remettre dans cette cellule familiale toxique. J’espère que ça n’a été fait que pour des cas très particuliers”, s’inquiète Camille.

Au niveau du village d’accueil où travaillent Guillaume et Camille, les encadrants se sont opposés à un départ des enfants dont ils s’occupent. Dans la maison d’accueil de Laura en revanche, une jeune fille est repartie dans le foyer familial.

“L’éducateur appelle tous les vendredis la mère, et la jeune sait qu’elle peut nous appeler à tout moment si quelque chose se passe”, explique l’éducatrice spécialisée, peu rassurée par ce dispositif. “On aurait pu éventuellement le faire pour d’autres enfants, sur une période courte. Mais si le confinement se prolongeait, ce serait trop dangereux. Surtout dans un contexte comme ça, angoissant, qui peut mettre à mal les parents et les enfants.”

 

Actuellement, plus de 350 000 jeunes font l’objet d’une mesure de protection de l’enfance en France, dont la moitié placés dans des foyers ou auprès de familles d’accueil. Et les professionnels de protection de l’enfance s’inquiètent pour ceux dont la maltraitance n’a pas encore été repérée.

“Notre secrétaire d’État, Adrien Taquet, n’intervient pas, contrairement à sa collègue du droit des femmes Marlène Schiappa, qui insiste à juste titre sur le sujet des violences conjugales. Sur les violences sur enfants, on n’a rien, pas de prévention, pas de spots pour le 119”, s’inquiète Guillaume. “Des placements qui devaient se faire ont été mis en suspens et les gosses se retrouvent dans leur famille, sans l’école pour échappatoire… On risque de découvrir des choses dramatiques au déconfinement.”

 

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