Home / Culture, technologies et médias / Coronavirus : « La méthode scientifique est le seul rempart contre l’hystérie »
images

Coronavirus : « La méthode scientifique est le seul rempart contre l’hystérie »

« Le coronavirus est une bombe à fragmentation pour la mondialisation », estime André Loesekrug-Pietri, qui veut revoir l’innovation à l’européenne.

Financer des projets non rentables à court terme mais qui, d’ici 3 à 10 ans, changeront la face du monde. Voici la philosophie du projet J.E.D.I. (l’acronyme signifie Joint European Disruptive Initiative). « Pour que l’Europe ait une chance de reprendre l’avantage technologique, clé pour notre prospérité mais aussi pour l’avenir de nos sociétés démocratiques, nous avons besoin de viser le coup d’après, d’où la création de JEDI – qui s’inspire du fonctionnement de la Darpa, une agence américaine créée par le département de la Défense américaine en réaction au lancement du satellite russe Spoutnik, et qui, depuis sa naissance en 1958, a permis le développement du GPS, de l’ancêtre d’Internet Arpanet, de SIRI, de premier véhicule autonome devenu Google Car, ou encore de l’exosquelette XOS » explique le créateur du fonds de capital-risque Acapital André Loesekrug-Pietri. Directeur de la Joint European Disruptive Initiative, cet entrepreneur franco-allemand répond à nos questions.

Cette initiative européenne rassemble des personnalités très différentes. Parmi ses membres, on retrouve notamment : le président du Cnes Jean-Yves Le Gall, le directeur de la recherche technologique du CEA Stéphane Siebert, le PDG d’Airbus Defense and Space Dirk Hoke, le consultant en innovation Olivier Ezratty, Guillaume Poupard, le numéro un de l’Anssi, l’agence de lutte contre les cyberattaques, le président du CNRS Antoine Petit, ou encore Joël Mesot celui de l’École polytechnique fédérale de Zurich. Parmi les membres, figurent également Philippe Aghion, économiste et professeur au Collège de France, Luca Verre le PDG de la start-up deeptech Prophesee, Arnaud Guérin le créateur de EarthCube, le programmeur estonien à l’origine de Skype Jaan Tallinn, le professeur en Intelligence artificielle de Berkeley Stuart Russell, Yann Lechelle le PDG de Scaleway, ou encore Hervé Guillou, le créateur de Naval Group, l’ancienne ministre de la Recherche Claudie Haigneré, tout comme les organismes de recherche allemands Fraunhofer-Gesellschaft, ou encore celui du Deutsches Zentrum für Luft- und Raumfahrt (DLR), un organisme basé outre-Rhin et spécialisé dans la recherche aéronautique.

André Loesekrug-Pietri : La mutation de l’organisation industrielle au niveau mondial était déjà bien enclenchée, mais cette crise aiguë va l’accélérer de manière prodigieuse : en effet, la crise financière de 2008 avait déjà montré que des chaînes d’approvisionnement très lointaines étaient très coûteuses en frais financiers et allaient à l’encontre de la tendance de fond vers plus d’agilité et de personnalisation des produits. Il est aujourd’hui essentiel d’avoir des systèmes de production beaucoup plus proches des marchés consommateurs, pour être très flexibles et s’adapter à une demande sans cesse changeante. La régionalisation des supply chains va donc s’intensifier.

” Le coronavirus va être un accélérateur, une bombe à fragmentation pour une mondialisation qui a fortement impacté les classes moyennes ”

La crise actuelle montre de manière éclatante les risques à avoir des fournisseurs trop éloignés. Le coronavirus va donc être un accélérateur, une bombe à fragmentation pour une mondialisation qui a certes rendu prospères de larges tranches de la population dans les pays en développement, mais a aussi fortement impacté les classes moyennes dans les pays occidentaux. À condition d’intégrer les dernières technologies, cette crise pourrait donc être une opportunité pour l’Europe mais aussi des continents comme l’Afrique de réindustrialiser de larges pans de leurs économies. Nos responsables politiques et économiques sauront-ils s’en saisir ? Enfin, il faut arrêter de penser comme au XXe siècle où le coût du travail était déterminant : je rappelle que dans l’automobile seuls 7 % des coûts sont des coûts de main-d’œuvre, et l’Allemagne l’a bien montré. C’est une chance pour l’Europe.

Est-ce vraiment possible, alors que certaines matières premières, les terres rares en Chine, ou encore la cassitérite en République démocratique du Congo par exemple, ne se trouvent pas en Europe ?

Certes, la cassitérite est clé pour les écrans LCD, comme l’est le cobalt, également produit à 40 % au Congo, pour les batteries lithium-ion. Mais ce sont des éléments essentiels pour les technologies d’aujourd’hui – à nous de penser au coup d’après, les technologies du futur. À cet égard, la stratégie actuelle européenne en matière de batteries peut laisser songeur : est-ce vraiment pertinent de mettre le paquet – 3,2 milliards d’Euros d’argent public quand même ! – sur les technologies actuelles de batteries, alors que des acteurs comme Tesla, Panasonic ou des producteurs chinois sont déjà très en avance et que nous ne ferons que renforcer notre dépendance au cobalt – qui, je le rappelle, représente 6 kg d’une batterie pesant pour un véhicule moyen de gamme environ 130-140 kg. Au rythme actuel d’électrification, nous serons à court de Cobalt dans 1 000 jours à peine, en 2023 ! Cette absence de vision, tout fascinés que nous sommes du concept creux « d’Airbus des batteries », nous coûtera cher, et nous passerons d’une dépendance aux énergies fossiles à ceux qui détiennent ces minéraux, la Chine en tête (dont les producteurs géreraient 60 % des mines du Congo, qui lui-même représente 40 % des réserves mondiales). Il faut d’urgence intégrer une réelle vision stratégique dans nos feuilles de route industrielles et technologiques – et penser chaque politique en termes d’impact économique, sociétal, environnemental, et de non-dépendance soit à des producteurs lointains soit à des producteurs qui pourraient s’en servir comme des leviers d’influence. Évidemment, ce n’est pas le cas de la Chine (sourire)…

Doit-on également revoir notre modèle d’innovation ?

Dans les pays européens – clairement, oui, et de fond en comble. Il n’y a qu’à voir l’appel intitulé «  La France a besoin d’une loi pluriannuelle de la recherche » signé de huit présidents d’université, ou encore le récent cri d’alarme du PDG de Deutsche Telekom Tim Höttges qui tous s’inquiètent du décrochage croissant des Européens. Il n’y a que quelques dirigeants politiques qui s’accrochent à une image malheureusement dépassée de nos performances. Ce que nous avons, ce sont d’exceptionnels talents bruts. Mais les systèmes de la recherche, qui ont bureaucratisé à l’extrême les processus d’attribution des fonds de recherche, qui ont encouragé un saupoudrage sans fin au niveau européen dans des consortiums kafkaïens, les salaires miséreux que nous donnons à nos meilleurs talents en font de véritables saints quand ils acceptent de rester en France ou en Europe. Il faut valoriser les talents mais, en corollaire, être d’une exigence extrême quant aux résultats – et je ne parle pas des résultats commerciaux, mais des résultats en termes d’expérimentation, de prototypes, d’innovations de rupture. Et, comme le demande courageusement le président du CNRS Antoine Petit, assumer une politique où l’on donne plus aux meilleurs. À défaut, ce seront les systèmes américains ou chinois qui prendront le large et nous imposeront de plus en plus les valeurs qui sont liées aux grandes découvertes scientifiques et technologiques.

La Joint European Disruptive Initiative (JEDI) a été moteur dans le fait que, depuis 2 ans, le sujet d’innovation de rupture soit au cœur du débat des politiques d’innovations en France, en Allemagne et en Europe. Malheureusement, les politiques lancées depuis, même si elles vont dans le bon sens, ne sont pas du tout à la hauteur de l’enjeu, il faut être capable de radicalement repenser nos méthodes. Quand on voit que JEDI doit s’appuyer sur des petits États membres européens ou sur des grandes fondations, on peut s’interroger sur l’immense responsabilité des politiques européens ou nationaux – et s’agiter en temps de crise, comme aujourd’hui, est parfois trop tard.

Emblématique, un grand défi que nous présentait la Darpa, l’organisation américaine dont JEDI s’inspire, mais dans un contexte civil : ils nous indiquaient voici un an que les pandémies étaient inévitables. Le grand défi qu’ils lançaient était de savoir comment produire 100 000 doses d’un vaccin en 8 semaines pour éviter une situation hors de contrôle pour tout type de virus qui apparaîtrait – un défi très difficile, bien sûr, mais absolument sidérant d’anticipation quand on voit ce qui se passe aujourd’hui. Un grand défi à 50 millions de dollars, à comparer aux dizaines ou aux centaines de milliards d’euros que la crise va nous coûter. Nous sommes, chez JEDI, curieux de voir si les politiques resteront aussi timorés qu’ils l’ont été avec nous aujourd’hui.

Les nouvelles technologies ont-elles vraiment été utiles depuis le début de l’épidémie ? On a beaucoup parlé d’intelligence artificielle : elle a, certes, prédit l’expansion du coronavirus, mais elle n’a pas encore été, à ce jour, à même d’enrayer la pandémie…

L’innovation doit être au cœur de l’anticipation de nos sociétés d’aujourd’hui. C’est la seule manière, dans un monde qui est de plus en plus imprévisible, à la fois de préparer l’avenir et d’avoir un impact sur le monde qui nous entoure. C’est donc au cœur de l’humanité de nos sociétés et doit être au cœur de nos politiques publiques. Très concrètement, l’IA aurait permis voici quelques semaines au MIT d’identifier un super-antibiotique que la recherche humaine n’a pas permis d’identifier, et probablement d’anticiper la progression du virus notamment dans des systèmes urbains et de mobilités internationales très complexes. Enfin, n’oublions pas le digital qui permet aux organisations de continuer à travailler grâce au télétravail. Il est indéniable que le virus va, là aussi, accélérer une tendance de fond puissante.

Estimez-vous qu’il est nécessaire de muscler la culture scientifique de nos dirigeants ?

JEDI est de plus en plus régulièrement auditionné par des commissions d’enquête parlementaires en France, en Allemagne, en Italie, au Parlement européen. Et oui, c’est un fait que le personnel politique est très peu composé de scientifiques. Et le fossé va croissant avec l’accélération exponentielle des technologies et surtout l’impact toujours plus important des sciences sur tous les champs du politique : compétitivité, croissance, santé, relations internationales, géopolitiques – il ne faut que voir le conflit États-Unis-Chine qui s’est essentiellement joué sur la technologie et notamment la 5G – ou, beaucoup, n’y comprennent pas grand-chose et racontent n’importe quoi…

“Les faits et la méthode scientifique sont les seuls remparts contre des peurs qui peuvent faire sombrer des sociétés et hystériser les rapports humains “.

Par ailleurs, dans un monde caractérisé par l’immédiateté de l’information et la propagation en temps de fausses rumeurs, les faits et la méthode scientifique sont les seuls remparts contre des peurs qui, à l’instar de la peste au Moyen Âge, peuvent faire sombrer des sociétés et hystériser les rapports humains.

Enfin, la science et la technologie au XXIe siècle sont caractérisées par leur caractère exponentiel, en termes de vitesse, d’impact, de complexité. Et le coronavirus nous rappelle que les risques dans un monde globalisé sont tout aussi exponentiels, ce qui n’est pas notre habitude humaine en termes cognitifs, car nous sommes plutôt linéaires dans nos approches. La science est donc une manière de se préparer intellectuellement et pratiquement aux grands défis de notre siècle.

Source : Le Point.fr

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *